Séquence n°1 :
Comment lire un incipit?
Groupement de textes n°1 : Les débuts de roman.
Objet d'étude : Le roman et la nouvelle au XIXème siècle : Réalisme et Naturalisme.
Problématique : En quoi l'incipit est-il un moment de rencontre privilégié avec l'oeuvre?
Texte n°3 : incipit d' Aurélien, de Louis ARAGON (1944). (NB : Les deux premiers débuts de roman étaient celui de La cousine Bette de Balzac et celui de Madame Bovary de Flaubert).
Aurélien tombe amoureux de Bérénice Morel qui, de sa province, est venue passer quelques jours à Paris. Puis les circonstances de la vie éloignent les deux personnages : leur amour ne cesse pas, mais il ne peut pas non plus vraiment exister. En 1940, mobilisé, Aurélien retrouve Bérénice, qui a changé. Mais quelques heures plus tard, elle est tuée par les Allemands, en voiture.
Voici les premières lignes du roman :
La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût. Ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Aurélien n'aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune. Il l'avait mal regardée. Il lui en demeurait une impression vague, générale, d'ennui et d'irritation. Il se demanda même pourquoi. C'était disproportionné. Plutôt petite, pâle, je crois… Qu'elle se fût appelée Jeanne ou Marie, il n'y aurait pas repensé, après coup. Mais Bérénice. Drôle de superstition. Voilà bien ce qui l'irritait.
Il y avait un vers de Racine que ça lui remettait dans la tête, un vers qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées, et plus tard démobilisé. Un vers qu'il ne trouvait même pas un beau vers, ou enfin dont la beauté lui semblait douteuse, inexplicable, mais qui l'avait obsédé, qui l'obsédait encore :Pour cette introduction, le texte sur lequel nous avons dû travailler est l'incipit d'Aurélien, de Louis Aragon. Grand auteur du XXème siècle, Aragon fait partie du surréalisme, qui est un mouvement littéraire apparu suite au réalisme. Cet incipit est vraiment différent de celui de Madame Bovary, de Gustave Flaubert, et de La Cousine Bette, d’Honoré de Balzac, qui sont les deux incipit que nous avons déjà étudiés. Il y a plusieurs différences entre le surréalisme et le réalisme, mais il y a tout de même des similarités, qui sont démontrables.
Dans cet incipit, nous assistons à une rencontre amoureuse qui sort du commun. En lisant seulement le début de l'incipit, nous ne pourrions deviner qu'une rencontre amoureuse allait trouver place dans l'histoire. En effet, le personnage principal, Aurélien, personnage éponyme du roman, rencontre Bérénice, et elle est décrite d'une façon vraiment négative : « laide » l1, « il n'aime pas comment elle était habillée » l1-2, « sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût » l4, « ses cheveux étaient ternes ce jour-là, mal tenus » l10, sont des termes qui prouvent que le portrait qu'Aurélien faisait de Bérénice n'était pas mélioratif, et restait très subjectif. Cela est le plus grand point commun entre les deux premiers incipit que nous avons étudiés et celui-là : la médiocrité du personnage, l'une des plus grandes caractéristiques du réalisme, et probablement du surréalisme aussi.
Nous ne pouvons nier le fait qu'il y ait un certain nombre de différences entre l'incipit d'Aurélien et les deux autres : par exemple, dans Aurélien, le narrateur est interne, car il utilise le pronom personnel « il », et l'histoire est exprimée de son point de vue : il trouve Bérénice « franchement laide » l1, point de vue vraiment subjectif : le lecteur ne sait pas si Bérénice est réellement laide. Mais plus tard, le narrateur utilise le pronom « je », ce qui, dans la tête du lecteur, crée une confusion : le lecteur ne sait pas exactement qui est le narrateur, alors que dans l'incipit de Madame Bovary, le narrateur utilise tout le temps le pronom « je ». Mais ceci n'est pas la seule différence : si on s'intéresse aux axes de lecture des deux premiers incipit qui étaient « où », « quand » et « qui », nous pouvons vite réaliser qu'ici, les repères sur la date, le moment ou le personnage sont très rares : seuls quelques mots nous guident dans notre lecture : pour ce qui est de la question « quand? », les termes « qui l'avait hanté pendant la guerre, dans les tranchées » l10-11, laissent au lecteur la possibilité de deviner que l'histoire se passe après la première Guerre Mondiale, mais la date n'est tout de même pas précise, sachant que la première Guerre Mondiale a duré quatre ans, de 1914 à 1918. Ces mots offrent aussi au lecteur une vague idée du lieu de l'incipit, car les tranchées de la première Guerre Mondiale étaient en France. Cependant, cette indication reste faible, car la France compte quelques centaines de kilomètre carré. Enfin, pour ce qui est de la question « qui ? », le lecteur apprend que le personnage principal est Aurélien, et qu'une femme, Bérénice, va jouer un grand rôle dans l'histoire. Mais aucun des deux personnages n'est décrit, ni physiquement, ni moralement. C'est vraiment une différence avec le réalisme, sachant que dans le réalisme, le plus de détails il y avait, le mieux c'était : « dans le milieu du mois de juillet de l'année 1838 » dans l'incipit de La cousine Bette. Il y a une autre différence, qui est la différence de phrases entre les deux premiers incipit et celui d'Aurélien : dans Aurélien, il y a beaucoup de phrases averbales : « Tite. Sans rire. Tite » l25, phrases vraiment différentes de celles qui étaient utilisées pendant le surréalisme : par exemple, dans l'incipit de La cousine Bette, les phrases étaient très longues : « Vers le milieu du mois de juillet de l'année 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées des milords cheminait, rue de l'Université, portant un gros homme de taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale. » Enfin, la dernière différence est le décalage entre le langage utilisé dans les deux premiers incipit, qui était un vocabulaire assez riche, et le langage d'Aurélien, qui est un langage plus familier : « en veux-tu en voilà » l19, « chichis » l19, « le type » l21, « une espèce de grand bougre » l21-22.
Nous pouvons voir un lien entre l'incipit de Madame Bovary et l'incipit d'Aurélien : dans tous les deux, il y a une description, assez longue : dans Madame Bovary, la casquette de Charles, le nouvel élève, est longuement décrite, tandis que dans l'incipit d'Aurélien, le personnage évoque une oeuvre de Racine, d'une façon aussi détaillée : le vers « Je demeurai longtemps errant dans Césarée » est cité dans l'incipit d'Aurélien, et le lecteur pourrait deviner que ce sont les pensées d'Aurélien qui sont écrites, ce qui donne un résultat plutôt désordonné, une impression d'illogique.
Nous pouvons donc dire que cet extrait diffère des deux premiers que nous avons étudiés, car il y a seulement deux points communs ; il y a toutefois plusieurs différences, ce qui nous donne la possibilité d'en conclure que le Réalisme et le Surréalisme ne varient pas beaucoup, mais qu'ils ne sont pas totalement similaires. Nous pouvons deviner, suite à cet incipit, qu'Aurélien va tomber amoureux de Bérénice et que, suite à ce premier portrait extrêmement négatif, il va y avoir des problèmes entre eux deux.
Préparation de Chiara M. :
Dans les deux textes dont les lectures analytiques ont été faites en classe, il a été exposé le fait que l'incipit d'un roman constitue un moment de rencontre entre l'oeuvre et le lecteur, dans lequel ce dernier doit être informé du contexte dans lequel va s'inscrire l'histoire (les axes de lecture d'un incipit étant le plus souvent « où ?», « quand ?» et « qui ?»). Les extraits précédemment étudiés faisant partie d'oeuvres réalistes (Madame Bovary de Gustave Flaubert et La Cousine Bette d'Honoré de Balzac), ils répondaient à ces attentes de façon précise, comme l'exige le Réalisme (le principe de ce mouvement étant d'être le plus fidèle possible à la réalité par le biais de descriptions comprenant de nombreux détails).
Aurélien de Louis Aragon ne s'inscrit pas dans le mouvement réaliste mais surréaliste. Le Surréalisme refuse toutes les constructions logiques de l'esprit et a pour but de libérer l'homme des morales et des académismes qui le contraignent afin de libérer sa force créatrice pure.
Il est donc logique qu'entre ces différents incipits se trouvent des différences dans leur style, leur construction et leur approche de l'histoire.
Les personnages principaux sont nommés à la première ligne du texte (« La première fois qu'Aurélien vit Bérénice » l.1), cependant rien d'autre n'est dit sur eux, mis à part une description subjective de Bérénice (« il la trouva franchement laide » l.1, « il n'aima pas » l.1) et une suggestion sur le passé d'Aurélien (« dans les tranchées » l.11) ainsi qu'une approche de sa personnalité à travers ses pensées (« il avait des idées sur les étoffes » l.3).
Quant au lieu, on peut deviner d'après l'allusion aux tranchées, d'après celle à la littérature française (« Racine » l.10) et d'après la consonance des prénoms que l'histoire se passe en France, mais rien ne peut être affirmé et cela reste imprécis. Là encore on voit une forte différence avec La Cousine Bette dans lequel la ville et mêmes les rues sont vites citées (« sur les places de Paris » l.2, « rue de Bellechasse » l.18) et avec Madame Bovary dont le champ lexical de l'école nous indique immédiatement le lieu (un collège).
Chiara M., section internationale, octobre 2012.
Préparation d'Alexandra S. :
Les incipit de Madame Bovary de Flaubert et La cousine Bette de Balzac, font partie du mouvement réaliste, ils répondent alors en détail aux trois axes de lectures : quand ? Où ? Qui ? Donc au souci de précision qui définit si bien ce mouvement.
Un site de Lettres du lycée international de Valbonne Sophia-Antipolis